mardi 31 janvier 2012

7. Manuelo


  • Manuelo ne peut vous recevoir en ce moment, car il conclut une affaire... dit la blondinette en robe noire, mais il vous demande de l'attendre. Si vous avez besoin de quoique ce soit je suis à côté...



En tournant les talons elle avait laissé derrière elle un parfum charmeur... Mon Dieu à quand remonte a dernière fois que j'ai senti un parfum aussi cher. Cela annonce la couleur... ça respire l'opulence. Manuelo doit être riche et puissant pour avoir une si jolie secrétaire et si richement parée et payée à rien foutre visiblement... Je le vois devant ordinateur portable probablement en train de tchatter. Elle sourit, elle rit, elle croise les jambes... puis dans l'autre sens comme si quelque chose l’excitait. Derrière elle, une fabuleuse bibliothèque qui monte jusqu'au plafond, pleine de livres reliées en cuir et richement ornés eux aussi, probablement réduits à rôle purement décoratif... une demi-heure au moins s'est écoulée sur mon cadran et Manuelo se fait toujours attendre.
  • Si vous êtes curieux à ce point m'a-t-elle surpris à penser, ces livres sont des ouvrages juridique car Manuelo les consulte pour ses affaires... Je vais d'ailleurs voir s'il peut vous recevoir. 
Sur quoi elle se lève et disparaît derrière une lourde porte de bois massif. Je parierais que Manuelo m'attend déjà...
  • Il vous attend ! Me surprit-elle pour la seconde fois.



* * *


  • Vous avez la mallette, me dit Manuelo en me donnant le dos !
Il portait un costume d'un noir profond contrastant avec sa chevelure complètement argentée. Mais ce qui me surprend le plus sont ses chaussure à talons... aiguille! Nom de Dieu serait-il un homosexuel ? Et au moment même où je pense cela, Manuelo se retourne et laisse apparaître un visage de femme mure mais à la peau très jeune et étirée comme par de multiples interventions chirurgicales... Manuelo était une femme !
Alibi habile car si toutes les polices antidrogue cherchaient cherchaient le grand pacha de la cocaïne, elles étaient sur une fausse piste. Car elles étudiaient toute la mauvaise frange de la population. Je l'imagine maintenant se baladant dans une de ces palaces de Malaga au bord de la piscine au milieu des enfants sans que nul ne puisse se douter qu'ils viennent de frôler l'une des plus grande criminelle de l'histoire. Car la réputation de Manuelo le fait craindre jusqu'au confins des jungles Sud-Américaines. Là où le misérable agriculteur œuvre de toute sa chair pour joindre les deux et simplement survivre dans un milieu hostile dans lequel il est maintenu volontairement pour que des femmes comme Manuelo s'en mettent plain les poches. Manuelo je ne cesse de répéter son nom à présent comme vaincu par une obsession dont je soupçonne pas la profondeur...
  • A présent vous allez rencontrer... Manuelo ! Me dit-elle sur un ton tranchant. 
En passant dans par une porte secrète je me retrouve devant un grand homme en costume et cravate noires sur fond de chemise blanche, il a semble avoir même âge que cette femme. Il a un sourire charmeur et un sempiternel cigare à la bouche. Il fait pas mal dans le cliché d'ailleurs il me propose bientôt :
  • Un petit verre de Black ne vous fera pas de mal ! N'est-ce pas monsieur …
Nous avons ensuite une interminable conversation dans laquelle il me fait répéter le texte de ma rencontre avec Manuelo des dizaine de fois. En sortant je me sens prêt à affronter n'importe quel interrogatoire de police : Manuelo est un homme mesurant environ un mètre quatre-vingts. Il porte souvent un costume noir et une chemise blanche, il a la voix grave et les cheveux argentés. Je l'ai rencontré à son bureau pour conclure une affaire...
Leur plan est bien ficelé ils font systématiquement ce traitement à tous les interlocuteur de Manuelo, voilà pourquoi Manuelo ne se fait jamais prendre... Mais quelque chose me triture l'esprit, la peau de Manuelo, le vrai à savoir la femme. A moins que ce ne soit lui le vrai ? Comment saurais-je ? Qu'importe ? J'ai mon fric, je me barre. Mais cette peau... Si jeune ! Sa blancheur et sa finesse malgré sa jeunesse avait quelque chose de... tombal !
J'ignore ce qu'il y a dans la mallette, je sais simplement qu'une filiale m'accompagnera tout au long de ma destination à bras ouverts jusqu'à L.A.
Eh ! C'est l'avantage de travailler pour Manuelo, votre trajet est garanti jusqu'à l'arrivée et le salaire opulent. Génial ! Je sens que je vais m'en mettre plain les poches...

vendredi 20 juillet 2007

6. Malaga

Ayant le sentiment d’une hache incrustée dans le crane, nous voyons défiler les arbres secs et les pousses jaunâtres de la costa del Sol. Le chauffeur roule. Il assure, mais il roule… Sans doute quelques kilomètre-heure plus vite que permis. De temps à autre, une moto franchit le mur du son et le souffle de son passage provoque un roulis sensible de l’autocar. Un son sourd et lointain va s’amplifiant, et sa fréquence sonore croissant. Ces fous de la route, me dit Moha, sont des motard criminalisés comme en Amérique. Pendant qu’il me dit ça, je ne pense à rien d’autre qu’à Jamie nue. Étrangement, Jamila était pour moi comme une sœur, mais Jamie, les cheveux méchés, une femme désirable ; et parfois, une simple pute quand elle abusait de maquillage. Ce ne sont pas tant ses micro-jupes qui la faisaient pute, que ses manières, sa démarche, et l’air de suceuse qu’elle arborait à la tâche.

Nous arrivons à la gare d’autocars. Il est vingt heures. Le crépuscule est somptueux. Un soleil clair transperce les faibles nuages d’été. Quelques mètres plus loin, nous sommes débarqués en pleine costa del Sol, dans ce qu’elle a de plus typique. Des couples déjà ivres parcourent allégrement les plates-formes piétonnes pieds dans l’eau. Des scooters virevoltent en zigzaguant autour de voitures presque arrêtées, le grondement du V-12 d’une Lamborghini jaune, les blondes surfaites en micro-robe noire et leurs effluves glamour flottant dans l’air estival… Les restos fruits-de-mer encore inoccupés aux propriétaires moustachus tapant fébrilement du pied sur le seuil de leur commerce… Nous avons rendez-vous avec un ami de la famille dit Moha à la blague. Carlotta le connaissait mieux que Moha. Il s’agit d’un garde-frontière qui avait aidé Moha à entrer en Espagne et Carlotta à relancer son commerce. Ignacio était jeune. Vraiment jeune pour avoir accepté cette tâche pour un si maigre pécule. Nous entrons dans une taverne de style irlandais encore vide mais déjà sombre, l’atmosphère est rouge-jaune, chaude comme une plaie fraiche. Quelques habitués nous regardent vaguement et replongent le nez dans leur choppe de bière. Un homme blond en veste en cuir brun, à ce point abattu, qu’il semble dormir la tête entre les coudes. C’est lui me dit Moha. L’homme est ivre mort. Il semble avoir fraichement pleuré, les yeux dans les paumes de ses mains. Moha me dit à l’oreille d’être indulgent avec lui car, c’est lui aussi mon passeport pour l’Espagne. Nous sommes autour de cette table et Ignacio n’a encore rien dit, ni personne. Le serveur arrive, et nous commandons : Dos cervezas por favor !

Le serveur repart, laissant sur la table deux pintes de bière blonde. Nous trinquons et le pauvre Ignacio qui nous accorde enfin un regard, lourd et résigné, outragé, les yeux rouges et profondément cernés.

Enfin, que se passe-t-il ? lui lance Moha.
Rien ! dit-il, Rien de rien… et il ajoute : Rien… absolument rien ! dans un désarroi graduel et une voix émue.


Quelques minutes très embarrassantes passent, et j’en oublie presque la raison de ma présence ici… Jusqu’au moment où il se décide à parler de nouveau :

Je l’ai tuée ! dit-il. J’ai tué !
Mais qui ? quand ? lance Moha.
Il y a une heure, j’ai tiré avec mon pistolet et elle tombée raide morte, sur le champ…

Moha me renvoie mon regard interrogatif, et nous nous tournons vers Ignacio.

Mais enfin Ignacio, de quoi parles-tu ? Tu es devenu fou ? s’inquiète Moha.
Non, rugit-il, j’ai vraiment tué, j’ai tiré. Elle est morte, la pauvre femme…


Quelques litres d’ale parviennent enfin à venir à bout de son mutisme post-traumatique. Il nous raconte la scène. Une simple bavure comme il en arrive si souvent. Il n’était pas responsable bien qu’il avait bu… mais seulement une bière, ni plus ni moins. L’embarcation avait été interceptée en pleine mer et lui-même et son équipe, travaillant en sous-effectif, devaient simplement assurer la liaison avec les agents de douane jusqu’à l’arrivée des autorités. Hélas ils étaient trop nombreux, trop nombreux ! Si nombreux qu’ils n’ont rien pu faire… Les clandestins se sont mis à courir en tous sens, voyant bien que cette zizanie permettrait à quelques uns de disparaître à jamais dans la nature. Il a crié, pesté, insisté pour qu’elle s’arrête, elle courait moins vite que les autres, une des dernières, il voulait faire son travail, le chef était là, il a tiré en l’air, et la femme en blanc a accéléré… tournant dans une ruelle plus sombre, il a tiré au juger lorsqu’elle avait presque disparu dans la pénombre. Arrivé sur la scène, il découvre une jeune femme vêtue d’une djellaba blanche haletant, le ventre gros comme une marmite avait explosé à l’impact de la balle. Le fœtus était mort en premier, presque sans douleur. Il prit le pou de la femme en blanc suffoquant dont le tempo ralentissait à mesure qu’un flux de sang remontait vers le cerveau d’Ignacio et que ses larmes inondaient son visage, et la cape immaculée baignait dans une mare écarlate. Elle lui a claqué dans les mains. Simple bavure de routine. Son patron le connaît bien, il savait, il avait tout vu. Ignacio ne risquait rien, absolument rien. Son intention était bonne, il voulait l’impressionner, rien de plus, seulement bien faire son travail.


Son émouvant récit nous arrache presque une larme, mais impulsivement, Moha et moi éclatons de rire pour décompresser. Complètement dépassé par ce débordement de joie incongrue, Ignacio finit par sourire, résigné à devoir vivre avec : « Bande de racaille de Maures ! Vous êtes inhumains, vous méritez que je vous bute, vous deux! »

Je crois que nous sommes devenus instantanément amis. Ignacio devrait nous renseigner sur Jamila. Mais pour l’heure, me dit Moha, il faut lui laisser le temps de digérer l’insoutenable mésaventure. Je consulte ma poche, et m’aperçois qu’il ne me reste plus que treize milles euros. La traversée du Détroit m’a couté cher. L’équivalent de vingt bouteilles de Black, sacrilège!


* * *


La bière d’hier m’a fait du bien et je me réveille en pleine forme. Le récit d’Ignacio m’apparait comme un très lointain souvenir. Et j’ai l’impression de le connaître depuis toujours. Moha m’appelle sur la ligne de l’hôtel alors qu’il a dormi dans la chambre mitoyenne de la mienne. Gracieuseté de votre serviteur! Je peste un peu mais il me fait vite oublier cette facture. Ignacio lui a transmis des nouvelles de Jamie. Elle est à Malaga, au Sun Inn sur la côte. Il ajoute que l’Irish pub d’hier se trouve à deux pas de cet hôtel. Comme la vie peut être étrange! Il arrive qu’on cherche partout ailleurs ce qui nous pend au bout du nez… La vie est faite d’obstacles, les parois, les murs, et les portes closes en sont les gardiens fidèles. Le paradis doit être transparent, immédiat, atemporel, sans distance et sans durée …

« Le bière me rend bien philosophique » me répond Moha… Cinq minutes passent et nous sommes à la réception du Sun Inn. Le réceptionniste ne trouve aucune entrée portant le nom de Jamila. Pourtant Ignacio a confirmé à Moha que Jamila y était, accompagnée d’un homme, un Américain. L’Américain ! Il aurait donc tenu parole ?

Du hall de l’hôtel nous apercevons une piscine abonde et regorgeant de soleil. Il nous faut des vêtements de bain.


lundi 11 juin 2007

5. Algésiras

Officiellement je n’ai jamais mis les mis le pied en Europe. En réalité, j’y suis allé deux fois, une pour le plaisir et une pour affaire ; une commission pour l’inspecteur. Comment ? Comme tout les cabos negros de ma race : par la mer, que diable ! Tout le monde à un cousin quelque part à Algésiras. Le mien fait un peu dans le hasch, un peu dans la misère. Mais il a des papiers… il a épousé une gitane pour quelques milliers d’euros. Aujourd’hui il est libre comme l’air. De l’espace Schengen, il ne connaît que quelques quartiers d’Algésiras, une rue de Madrid, et le trajet Madrid-Algésiras par voie ferrée. Dans le jargon on appelle ça un livreur. Il s’en sort. Il a une télé, un pc, un appart, et bientôt un enfant et quatre roues pour se déplacer. Comme tout bon émigrant, après s’être stabilisé, il est sur le point de rapatrier une marocaine, sa vraie femme, épousée là-bas en attente de régularisation. Comme tous les émigrants, il s’appelle aussi Mohammed, arbore une épaisse moustache noire et drue recouvrant en partie sa peau basanée.

De trente mètres de distance, dès qu’il me voit, il sourit à pleines dents, blanches et frappantes. Nous nous embrassons quatre fois en quatrième vitesse ; gaillard, il prend ma valise en bandoulière sur son dos trapu mais ferme. On s’appelle cousin, mais nous ne le sommes que par une alliance éloignée. Nous devons plus notre fraternité à l’esprit de solidarité qui gouverne à Derb El Haja. J’ai dû comme tous les vrais potes du quartier lui prêter une somme aussi minuscule qu’indispensable à son départ pour l’Espagne. En quelque sorte, il se sent comme devoir naturel de tendre la main à tout candidat à l’immigration clandestine. Autour d’un thé à la menthe fumant, après quelques politesses et renseignement familiaux, il me propose un job, et me dit qu’il va tout arranger pour que je reste, qu’entre-temps, il me prend entièrement en charge ; il ajoute jovialement que nous ne sommes peut-être de faux cousins mais des vrais frères. Le job, lui dis-je, c’est quoi ? Il répond que c’est dans la restauration mais pas tout à fait le top du top. Je réponds surpris :

La plonge ? Mais c’est quoi ça la plonge sous-marine ?

Il reprend une bouffée de hasch et me répond les yeux mi-clos avec un regard de hippie inspiré :

La plonge mon vieux, c’est quand tu plonge au fond du fond de la hiérarchie sociale, au cœur-même des fondements du capitalisme. En quelques sortes c’est comprendre les bases du capitalisme. Tu verras tu t’y sentiras comme un poisson dans l’eau, haha! Tu connais Kâl Max ? Bien sûr que non mais, en plus moi, je ne sais même pas lire, c’est ma femme espagnole qui m’en a parlé… Kâl Max il a tout compris cousin, nous sommes des forces de travail moi, toi et tous ceux dans la merde qu’il dit, et on mérite notre pactole como todo el mundo! Le paradis c’est ici cousin… Un peu de Whisky ?


Là dessus il se met à rire fort et longuement au point de réveiller l’Espagnole. Carlotta est une femme forte qui, surplombant l’imposant plateau à tapas tenu dans ses bras massifs, le parait encore plus. C’est une blonde du Sud c’est-à-dire brune aux cheveux blondissant en début d’été et la peau noircissant à sa fin. Le plus curieux c’est que ces deux là s’entendent à merveille, on les croirait mariés pour vrai.

Bon, fais-je, je ne suis pas là pour ça Moha, j’ai beaucoup, beaucoup d’argent…


Ses yeux s’écarquillent de curiosité au point que je me sente obligé de lui raconter toute l’aventure. Il affirme qu’il se met à ma disposition et mime en chancelant le garde-à-vous militaire. Nous rigolons un bon coup en évoquant les quatre cents coups du Derb. Les bicyclettes dérobées au coin d’une rue, les siphonages d’essence qu’on faisait la nuit pour le revendre le lendemain pour acheter du chichon ou des pilules rouges. Ah! qu’est-ce qu’on s’est bien marrés quand-même… au Derb. Nous finissons la bouteille et la soirée, tombons ivres de sommeil, moi sur le canapé face à la télé, lui sur son fauteuil en velours bon marché. Le lendemain, Carlotta se venge, peut-être sans le faire exprès mais, notre ébriété nous revient avec le gout amer d’une gueule de bois bien méritée et d’un sommeil impossible dans tout ce vacarme. Elle affiche son plus grand sourire à nous regarder les yeux plissés face à la lumière du jour qu’elle vient de dévoiler en tirant les rideaux.

Trente minutes plus tard nous sommes sur les traces de Jamila dans un car en direction d’Almería. La veille, j’avais appris qu’ils que l’hôtel d’Algésiras l’avait accueillie en compagnie d’une autre personne dont je n’ai pu savoir le nom. Elle était déjà partie au matin quand j’arrivais le soir.

Une chose me réconforte, Jamie est en vie.

vendredi 4 mai 2007

4. La mallette argentée

Le train véloce avale les rails argentés et les paysage hachés dévalent chaotiquement sous mon regard absent… Haha ! « Le train véloce… avale les rails argentés et les paysage hachés… dévalent chaotiquement sous mes yeux hagards », j’écrirais ça comme ça un jour si je devais raconter ma vie. Deux ou trois petites formules comme ça tout droit sorties d’une vieille lecture d’école… Le train s’enfonce dans la brousse verte sur ses rails blancs à la vitesse d’un shoot de coke… On verra bien.

Dans le train du retour, je pose la mallette sur la tablette désignée. Je l’ouvre en pensant à quelle qualité de pâté je ferais pour un clébard. Dans ma fiasque se trouve le restant du scotch. Je prends une gorgée, puis deux, puis trois. Les photos. Non ! Ça ne peut pas être vrai ! Des photos de Jamila. Dans son quartier, pratiquant son métier de putain. Toute sa vie résumée, comme dans un roman-photo. Un aller simple en ferry pour Algesiras. J’appelle Jamie. On décroche. On raccroche aussitôt. Je rappelle. Boîte vocale. Je pense qu’on ne répondra plus jamais. Jamie a été enlevée. Pourquoi Manuelo kidnapperait une simple prostituée ? Et pourquoi s’y intéresser de si près ? Et ces photos ? Un moment je me demande si elle ne devrait pas être embarquée pour l’Espagne. Peut-être devait-elle être embarquée hier ? Mais cela n’explique rien. Et mon flingue ? Dérobé ? Le seul moyen de le savoir est de rentrer à Casa. Et puis non ! C’est trop louche. Tout cela n’est pas du hasard. Cet enfoiré d’Akram viendra récupérer lui même sa mallette. Quant à moi je descendrais au prochain arrêt. Je regarde de nouveau dans la mallette. Deux autres billets pour Algésiras soutiennent mon hypothèse. Les imprimés contiennent des adresses de consulats européens à Rabat, horaires de train et de ferrys, adresses de banques en Espagne, en France, adresses d’hôtels à Algesiras, Almería, Carthagène, Elche, Valence… en France, Perpignan, Montpellier, Marseille, Toulon, Nice. Nice… Destination finale : Nice ? Sur un papier-lettre, des informations manuscrites : un code alphanumérique d’une douzaine de caractères, un nom espagnol, une ville, ce qui semble être un mot de passe, l’adresse d’une agence de transfert de fond à Algésiras, un montant : quinze-mille euros ! Le prix de l’escapade. Prochain arrêt Rabat. Midi quinze. J’appelle l’inspecteur. Il répond. Je le somme de venir me rejoindre au café de la gare de Rabat à seize heures tapantes s’il veut récupérer sa mallette. Plus que dix minutes avant de débarquer m’informe l’hôtesse par un message audio.

Je débarque dans une téléboutique du centre-ville et fais des copies des documents, adresses, et surtout des informations relatives au transfert d’argent. Je mets ces papiers dans la poche intérieure de ma veste et attends l’inspecteur Akram. Il viendra à coup sûr. Mais il est encore tôt. La faim parle et je me dirige vers Agdal, le nouveau centre. Il me reste quelques ronds en poche et un petit billet de cinquante ; à peine de quoi reprendre le train ou manger. Je redescends en ville en taxi-ligne pour quatre balles. Dans la voiture bleue se succèdent des conversations autour des élections, de l’intégrisme, des attentats d’hier à Casa. Trois morts et des blessés, m’apprend-on, à Derb El Haja. Naturellement, je me dirige vers la gare du centre-ville, au kiosque de transfert de fond. Je rédige les informations sur le formulaire. L’employé les vérifie et me nargue : l’argent me va bien. Il me demande si je veux la somme en euros ou en dirhams.

Tu peux me dire ce qui t’as prix petit morveux d’en faire à ta tête ? me lance l’inspecteur.

Je l’examine, j’évalue ses forces, nous sommes en terrain neutre. À Rabat personne ne le connaît. Il est vieux, je suis jeune, je crois pouvoir lui péter sa petite gueule d’enfoiré. Il semble lire dans mes yeux, il se rachète.

Écoute fiston, donne-moi cette mallette tu auras tes deux milles balles. Mais ne me fais plus jamais ça, compris ! Manuelo ne sait rien, il nous aurait fait tuer en un rien de temps. Alors fais gaffe à ta gueule !

Il retourne les talons et prend l’express pour Casa. Je n’ai jamais été aussi riche. Dois-je rentrer moi aussi et perdre l’argent aux cartes, ou bien rester ici et faire mon boulot d’enquêteur, tenter l’aventure ? Le choix est vite fait. Jamie ne m’attend pas, ni personne à Casa, je n’ai rien à perdre sinon une vie de chien errant.

Depuis l’enfance, je n’ai pas eu pareil sentiment d’optimisme. Ah oui bien sûr… mon âge ? Je suis encore un peu jeune, mais je suis un homme, j'ai vingt-six ans. Mais Jamie ? Et Jamie… Il faut que j’aille voir ce qui se passe à Casa.

Aucun signe de vie chez Jamie. Peut-être des traces d’agressions ou d’enlèvement. Le lit est défait comme je l’ai laissé. Une commode déplacée comme pendant la brutalité d’une scène de violence. Très violente apparemment, c’est que semblent indiquer ses quelques filaments de cheveux arrachés. Ceux de Jamila assurément. Bon, pas le temps de trainer, je les mets dans un sac et je saute dans un taxi. Dans quelques heures peut-être, avec beaucoup de chance, je pourrais les rattraper avant l’Europe. En plus si Manuelo se rend compte qu’il manque quinze milles Euros à sa mallette, ils lancera ses chiens de garde à mes trousses.

Dans le taxi, entre deux conversations hachées, le journaliste indique la disparition d’un nouvel enfant dans un quartier de Mohammedia, quelques renseignements sur le temps qu’il fera cet après-midi, mais rien sur l’enlèvement de Jamila ; autant d’informations dont je n’ai que faire. Seul me préoccupe le sort de Jamie. L’entrée de la gare m’apparait pour la première fois comme le portail d’un nouveau destin.

dimanche 22 avril 2007

3. Tanger

Au réveil, je m’aperçois que mon flingue n’est plus sur la table. Je l’ai pourtant oublié là hier en sortant sur-le-champ. Bon, pas le temps d’y penser, je le retrouverais bien à mon retour de Tanger. Étant bourré, j’ai du le fourrer quelque part et oublier. Je dois partir plus tôt car, je ne prendrais pas le train comme prévu. Je n’ai plus assez de blé, le Black ça coûte. J’irais en autocar.

Je sors de ma douche plus frais que prévu. Tant mieux car, une longue journée m’attend. Je reprendrais le car à seize heures de là-bas pour arriver à Casa-port avant minuit. Ce qui me laisse un maigre après-midi de trois petites heures pour accomplir de ma mission.

À intervalle réguliers, penser à Jamie me réveille de mon sommeil sur cette route cahoteuse. Le chauffard qui nous sert de conducteur manque de nous tuer maintes fois sur les routes étroites et sinueuses de l’Atlas. Il a l’habitude. Pas moi. Jamie a disparu, mes appels tombent systématiquement sur sa boîte vocale. A-t-elle des parents, des proches ? Des questions que je ne me suis jamais posées pleuvent naturellement maintenant. La perspective de son décès me force à y penser. Qui faudrait-il prévenir ? Et si elle était effectivement abandonnée nue et violée au bord de l’oued ? Comment le dirais-je à son père ? Comment lui faire admettre, à défaut de pouvoir le camoufler, le métier de sa défunte fille ? Je ne m’en occuperais pas. Qu’elle aille au diable cette salope. C’est le boulot de son mac ça, pas le mien.

On entre dans Tanger vers les coups de midi. Je circule à pieds vers le centre-ville à travers ses vieilles bâtisses coloniales en désuétude. Je descends une rue au carrefour de la Place de l’Opéra, et me retrouve dans les passages piétons de la vieille médina. Je m’arrête au Pêcheur pour prendre une dorade grillée. J’ai rendez-vous quelques ruelles plus bas au Café Central, à quatorze heures. Le temps d’un café allongé, je suis rejoins comme prévu par un cireur de chaussures, qu’un serveur manque de tabasser sous mes yeux pour le virer. Je proteste, il reste. Le serveur s’en va en râlant. Le cireur me donne un paquet de trois clopes après avoir ciré mes chaussures. Je glisse cinq balles dans sa main noire qu’il met dans sa poche en grattant son nez de l’autre main. Il disparaît rapidement dans le va-et-vient de la venelle. Un sniffeur de cirage, me dis-je. Il doit avoir dix ans ce gamin. Je finis mon café en fumant une cigarette. À l’intérieur du paquet est griffonnée une adresse et une heure. Un autre rendez-vous : 38, Quartiers des Anglais, quinze heures. Jamie ne réponds toujours pas.

Le gardien de la luxueuse demeure m’ouvre le portail en fer forgé. Deux hommes m’accompagnent jusque dans un pavillon périphérique. Une piscine débordante m’apparaît plus loin au pied d’une villa qui semble être la résidence principale de la propriété. Une fois dans le salon du pavillon, les deux hommes me demandent d’attendre. L’un deux équipé d’une oreillette et de gants en cuir noir, il reste devant moi. Ses verres fumés masquent son regard et j’ignore à quel moment précis est-ce qu’il me toise. Mes yeux se promènent sur les murs parés de toiles originales ; je reconnais quelques Chaïbia. Ce gars-là sait où mettre son fric, me dis-je. Un grand spécialiste du blanchiment sans doute. Passe une demi-heure et une dame d’un âge avancé m’aborde :

Bonjour mon fils es-tu bien arrivé à Tanger ? Tu as bien mangé ? Tu as besoin de quelque chose ?

Mes seules réponses sont des signes négatifs de la tête.

Bon, dit-elle, Monsieur Akram m’a dit que je peux te faire confiance fiston ?
Vous pouvez être rassurée Madame, dis-je, je suis fiable, honnête, discret. Vous n’avez absolument rien à craindre.

Elle me demande de l’attendre là. Elle revient au bout de cinq minutes avec un attaché-case en aluminium.

Tu sais ce que contient cette mallette ? m’interroge-t-elle.
Non Madame, je n’en ai pas la moindre, je le jure au nom d’Allah !
Bien ! dit-elle, tu ne le sauras pas compris ! Tu ne dois pas le savoir mon fils on est bien d’accord ?


J’acquiesce d’un hochement de tête qui finit par la convaincre. Elle repart sans dire au revoir. L’homme qui me surveillait me donne cinq cents balles et me dit de partir par le premier train. Un chauffeur va m’accompagner tout de suite à la gare. Le train part dans vingt minutes. Je m’exécute. Nous sommes en route.

Arrivés à la gare, le chauffeur rebrousse immédiatement chemin. Je prends une seconde pour penser. Je décide de prendre l’autocar pour empocher la différence de sous. Je vais d’un pas vif en direction du terminus situé près de la gare. Le car n’est pas encore là. Je demande au comptoir un billet pour le car de seize heures. Il est moins cinq. L’employé m’informe que le car ne part pas. Nous sommes lundi, il n’y a pas assez de billets vendus. Saloperie de sociétés privées ! Je cours mallette en main en direction de la gare. Dans ma course je trébuche sur une grosse pierre au centre de la chaussée que la foule camouflait. La mallette glisse sur le bitume et cogne brutalement le rebord du trottoir. Elle s’ouvre et son contenu s’éparpille sur la chaussée. Des imprimés sortent de leur chemises, quelques clichés traînent ça et là. Je ramasse tout en vrac, le remets dans la mallette grise et ferme. Je repars en courant. Si je loupe le train je suis un homme mort… La gare ! Enfin. Un bruit sourd mêlé de sons stridents s’intensifient à mon approche. Le train… Mon train! Il s’en va. Je suis coincé à Tanger jusqu’à la nuit.

Un numéro inconnu s’affiche sur mon cellulaire. J’imagine bien qui c’est. Je préfère ne pas répondre. Je vais sans plus tarder vers la vieille médina. Là-bas je trouverais ce que je veux pour la nuit au cas où. Mieux vaut s’y prendre à l’avance. J’appelle l’inspecteur qui ne répond pas. Dans la vieille ville j’interpelle un petit gamin de rue et lui demande de me trouver une chambre pour la nuit. Il m’indique le gardien de parking, qui me dit d’aller voir l’épicier pas loin du Café Central. L’épicier me dit de revenir le voir à la tombée de la nuit, il verra ce qu’il peut faire. Il affirme que je m’y prends un peu tard et qu’il ne garantit rien, mais que, incha allah, tout peut s’arranger. Je lui avance quinze balles avant de m’installer au café. Le cireur de tout à l’heure repasse devant moi plusieurs fois, et se fait chasser par le serveur qui le manque d’une tape sur tête. Je reprends un café et pense que je n’ai rien à boire pour ce soir. Je plonge dans les étroites galeries de la médina. Tous les commerces sont là. Certains vendeurs ambulants crient en passant à qui veut l’entendre qu’ils ont du « contrebande ». De l’alcool. J’en arrête un. Je le suis comme il dit. Il m’entraîne dans un passage où ne peuvent se croiser plus de deux personnes. On bifurque à droite, puis à gauche et encore à gauche par des méandres toujours plus réduits et sombres. Il me demande ce que je désire. « Du black » lui dis-je. Il s’en va, j’attends. On s’entend sur le prix. Il me donne un sachet en plastique noir noué ayant la forme de la bouteille de scotch. Je vérifie le contenu, m’acquitte du montant. Je reviens voir l’épicier. Il m’a déjà trouvé un logement. Comme les choses vont plus vite avec quelques ronds dans la poche. Il fait appel à un adolescent qui me propose de le suivre. Je préfère discuter le montant d’abord. On s’entend sur trente. On emprunte un encorbellement de marches. Il me montre ma chambre. Enfin, les éléments faisant office de lit dans un espace isolé par un drap érigé en paravent de fortune. J’aurais dû ne donner que vingt pour ça. Je lui demande qui dormira dans la même pièce de l’autre côté du drap. Lui et ses deux frères, sa sœur, une cousine ; la chambre est divisée en deux parties égales. Je pose la bouteille de scotch. L’hôte m’avertit de ne pas dépasser les dix heures. Je sors mallette en main faire un interurbain à la téléboutique.

La nuit tombe vite en médina. Et la vie prolifère. Les charrettes commerçantes tapissent les voies pavées. On y trouve de tout : fruits et légumes savoureux, grillades, escargots, marrons, maïs grillés, largement de quoi satisfaire tous les appétits. Les foule est tellement dense. J’aurais dû laisser la mallette argentée au premier. Périodiquement, des lumières à gaz sertissent allées et galeries. Les magasins disposent d’ampoules électriques suspendues à des fils juste au-dessus de la foule. La téléboutique n’est plus qu’à dix mètres que je vais franchir dans deux minutes. L’inspecteur râle quelques insultes. Comment se fait-il que je ne sois pas encore parti pour Casa ? Son patron fera de nous un pâté de viande qu’il donnera à son pitbull. L’idée de m’expatrier surgît. Me barrer de ce bled. Il doit bien y avoir un terroir où votre boss ne vous passe pas systématiquement un coup de savon en guise de salutations. Non c’est pas raisonnable. C’est pas avec mes cinq cent balles que je passerais le détroit de Gibraltar. Il faut plus, bien plus…

mercredi 18 avril 2007

2. La disparition

Samedi matin six heures. Je ne peux plus dormir. Jamie dort à côté de moi les yeux mi-fermés. Je me sens en forme et l’envie de boire. Dans son mini-frigo traînent quelques canettes de bières ouvertes, une moitié de pizza moisie, Un fond de rosé, quelques échantillons d’alcools plus onéreux. « C’est pour les clients, me dit-elle, touche pas à ça ! » Après m’être mieux fait comprendre par une bonne gifle, je prends les échantillons et lui ordonne de ma laver un verre et de préparer quelque chose à bouffer. Jamie menace d’appeler Khalid à la rescousse. Menace écartée illico par la mienne : « Je vous envoie dans la même cellule dans les cinq minutes ». Elle baisse la tête et j’ignore si elle redoute plus la cellule ou la perspective d’être enfermée avec Khalid. Je la prends sur le canapé. Pour elle, je suis un gars bien, et Khalid, l’antithèse du gars bien. Elle lui doit pourtant une fière chandelle, et lui aussi bénéficie gratuitement de ses charmes. Mais elle ne l’aime pas dit-elle. Je lui réponds que je pense qu’elle dit de moi la même chose à Khalid. Elle détourne la tête en signe de petite vexation. Maintenant, Jamie à l’air d’une petite adolescente fraîche et innocente, vêtue seulement d’un long t-shirt allant jusqu’au raz des fesses. Je dois reconnaître qu’elle est belle maintenant, dépouillée de ses attributs pouffiâtres, elle retrouve une forme de virginité. Elle se tient comme ça de profil devant sa cuisinière en mangeant un morceau de pain sec enduit d’un peu de beurre, une larme coule délicatement sur sa joue brune.

La matinée d’une professionnelle, c’est son week-end à elle, son temps libre. Vers neuf heures , Jamila me confie qu’à cause de moi elle a dû faire le trottoir comme une débutante hier soir. Partir avec des nouveaux clients et s’exposer aux risques de séquestration et de viol collectif. Je lui dis de la fermer, elle s’exécute. Ensuite, elle ajoute que pour me faire à manger demain, elle doit travailler ce soir. Samedi soir c’est l’ouverture de la bourse pour une pétasse. Je ne vois rien à redire. Je dois lui concéder la victoire. Jamie demande à partir ce soir et pour revenir demain matin aux petites heures. Elle m’avance un billet de cent. De quoi acheter de la bibine et un sandwich. Je me barre illico. Mon mobile sonne. C’est l’inspecteur Akram. Je dois le voir ce soir à dix-neuf heures à la pizzeria de la côte.

Il est près de midi quand je rentre chez moi, un kilo de viande et un litre de bibine dans les mains. L’inspecteur Akram m’a appris tout ce qu’il savait faire, c’est à dire que dalle ! Il n’a jamais été foutu de résoudre une enquête de sa carrière. Il me sert à une seule chose, des infos indiscrètes sur à peu près tout le monde. Il picole souvent avec le principal. Il s’est fait virer à cinquante-trois ans à cause d’une petite dénonciation qui a fait boom dans les journaux à ragots. Abus de pouvoir : Il avait tabassé de ses propres mains tout le contenu de la rafle. Malheureusement pour lui, se trouvait là la fille d’un notable, ramassée par hasard dans une boîte infréquentable. Les keufs, il peut pas se piffrer leur race. Il boit avec le principal parce qu’il trempe dans la blanche, Akram aussi. Ce qui lui permet de s’assurer une retraite décente. Sans quoi il courrait les rues en mendiant. Il ne touche pas à la poudre en tant que telle, il ne fait que « favoriser l’acheminement de la marchandise » par ses informations. Une sorte de super-indic au service de l’économie moderne.

Je me sens épuisé quand quatorze heures sonnent. Je tombe à bout de forces dans mon lit. Je m’endors. Jamila, que j’ai connue dans un bar presque mondain il y a quelques années, me semblait plus intelligente qu’elle n’est. J’avais cru qu’elle épouserait un de ces nouveaux pachas avant d’atteindre la vingtaine. Aujourd’hui elle doit avoir entre vingt-cinq et trente ans, et n’hésite pas plus de deux minutes à faire le trottoir quand j’insiste comme tout à l’heure. Jamila m’avait racolé du temps où je paraissais plus friqué. Quand j’avais des fringues neuves et des ambitions. Elle s’était trompée. Après quelques ébats dans mon taudis. Elle avait bien compris ce que j’étais. Elle me demanda de payer. Je l’ai fait la première fois, la deuxième fois… La troisième fois, elle s’est retrouvée dans le panier à salade. Une nuit à satisfaire une meute de flics assoiffés de sexe. C’était ma vengeance. Service rendu par l’inspecteur Akram à l’heure où il l’était encore, inspecteur. Depuis, Jamila sait de quoi je suis capable, du moins c’est ce qu’elle croit. Akram à la retraite, je n’ai plus aucun des pouvoirs auxquels je prétends. Mais elle y croit, de même pour son mac, Khalid. J’ignore s’il redoute que j’envoie sa dulcinée en taule par jalousie ou par intérêt commercial. Peut-être les deux.

À moi aussi, Jamie doit une fière chandelle. Akram la protège des autres et moi d’elle-même. Une fois, j’avais débarqué chez elle et, la porte entr’ouverte, je l’avais trouvé assommée sur son canapé. Une seringue traînait sur la table basse. Un client, m’étais-je dis. Un client l’a entraînée dans son trip d’héroïne et lui a fait prendre un shoot. Un ces fils à papa gâtés, drogués à l’os, et qui veulent toujours faire plus que ce qui est permis, seul gage, pour eux, de distraction. Une liasse de dix billets était posée à coté du garrot. Je la réveillais. J’avais passé deux semaines avec elle à refaire son éducation. Jamie m’avait promis de ne plus jamais y retoucher de sa vie. Depuis lors, elle m’est reconnaissante même quand je la brutalise un peu ; elle doit se dire, qu’au fond, c’est pour son bien. Comme elle ne sniffe pas non plus, toujours grâce à moi, je sais qu’elle économise un peu, pour les mauvais jours… Quand sa beauté nocturne flétrira à l’aube de la vieillesse. C’est pour bientôt. Les clients seront moins nombreux ou moins riches, ensuite, ce seront les bars où elle devra payer son droit de douane, puis ne plus jamais y mettre le pied. Aller ensuite dans d’autres bars toujours plus glauques, jusqu’à devenir maquerelle ou, dans le meilleur des cas, tenancière d’un bordel malfamé. Jamie me doit de pouvoir ramasser un peu de blé alors je lui fais payer des impôts pour avoir bénéficié de mes services sociaux.

J’ai la migraine à dix-sept heures ; je me lève, me lave la face grise. Je n’ai plus de rasoirs. Je prends mon flingue comme chaque fois que je dois voir Akram et sors vers l’épicerie. Je salue en premier :

Salam, comment va Si Kadour ?
Al Hamdou li’llah, nous sommes encore sur cette terre. Il y a des loups partout dans cette forêt. C’est pas comme avant, au bled, il y avait de la bonté et de la confiance. Ici, maintenant, on peut vous trancher la gorge pour quelques billets. Maudite soit cette ville de déchéance et de débauche…


C’est donc lui…
Il me donne un paquet de ses plus mauvais rasoirs mono-lames. Je retourne à la maison et m’aperçois que j’ai pris mon revolver trop tôt. Je ne vais sur la côte que dans une heure. Je pose le flingue sur la table à manger, et prends quelques verres de bibine. C’est de l’Astre Jaune, le vin qui fait l’unanimité auprès de la gent vagabonde. Vous en avez pour votre compte pour moins de vingt balles. Un seul petit litre de cet élixir peut faire tourner la tête de deux vieux colosses. La bouteille est vide au trois quart quand le téléphone sonne. Il est dix-huit heures. L’inspecteur Akram me somme de le rejoindre incessamment. Je dois me rendre là-bas à dix-huit heures trente, dit-il. Je sors en courant, prends un taco. En sortant du véhicule, je promets de payer plus tard, et me barre en claquant la portière. Il beugle quelques insultes et blasphèmes, mais s’avoue vaincu en engageant la première dans son moteur diésel tournant en sous-régime. Je suis déjà loin. Le taxi rouge rapetisse en descendant la côte et reflète un rayon de lumière aveuglante.

La pizzeria est une terrasse ouverte, surélevée sur un socle de trois marches qui domine le flux nonchalant des passants de la côte. Le toit est soutenu par d’épaisses colonnes jaunâtres qui donnent à l’institution des airs kitsch de temple athénien. L’épaisse fumée qui s’échappe de la plaque à cuisson parfume toute la zone et va s’éteindre au milieu du bitume très achalandé. Ça sent la grillade. La pizzeria ne désemplit pas.

Je l’attends au resto dix minutes à l’avance. Les secondes passent, puis les minutes. À dix-neuf heures quarante, il est toujours absent. Je demande après lui au caissier, puis aux serveurs qui le connaissent. Rien, me disent-ils ; « pas vu depuis une semaine, au moins… » me confie le caissier. À moins dix, je laisse un message au caissier et lui demande de transmettre à l’inspecteur de me rappeler s’il arrive. Je me fonds dans la foule en direction de chez moi. Demain j’irais voir Jamie. Arrivé dans la zone des boîtes et des cabarets de la côte, mon téléphone sonne, c’est l’inspecteur :

Alors t’es passé où ? me crie-t-il.
Je t’ai attendu pendant deux heures Si Akram, j’étais en train de revenir…

Il me coupe net :

Reviens sur tes pas, je suis chez Dar Baba, rejoins-moi ici tout de suite !

Il a raccroché et je suis déjà en route pour le bar à saoulons qu’il m’a indiqué. Dès l’entrée je sonde le terrain, quatre-vingt-dix pour cent de clientèle masculine. Quelques putes moisies circulent auprès des buveurs achevés, faisant l’envie hypocrite des clients encore sobres, mais créant un ordre des choses dans cette lugubre institution. Grâce à cette dynamique des regards, des activités, jamais une bagarre sérieuse n’éclate dans ce bistrot peu respectable. Derrière le comptoir, en tablier blanc, l’homme qui me dévisage depuis mon entrée me fait un petit signe approbateur des yeux, tout en essuyant un verre : ma présence ici est permise. Akram m’entrevoit sans faire signe. Il fait sombre. Deux hommes en costard entourent la table de bois. Il est sur une affaire, me dis-je. J’arrive, salue prestement le comité et m’installe. La discussion tourne autour du port et des réseaux de transport. Et tel homme qui bosse aux services postaux est-il des nôtres ? … et tel autre qui travaille à la douane peut-on l’arroser ? Le port sera-t-il opérationnel avant le mois de juin ?

Akram répond tour à tour avec fermeté, défend ses mensonges quand il n’a pas les réponses. Les deux hommes sont déjà partis, laissant sur la table une coquette enveloppe. Ils en ont eu pour leur compte. Akram me confie une mission juteuse. Faire un aller retour Casa-Tanger et rapporter un renseignement. Je n’ai d’autre choix que d’accepter. Il m’avance trois petits billets. Je retourne chez Jamila. J’ai fait faire un double des clés. Le problème c’est qu’elle change de serrure chaque fois que je la quitte. Au pas de la porte j’appréhende son absence et l’imagine en plein boulot dans les draps humides d’un client pas loin du quartier. Cette pensée me fatigue mais j’ai pris de quoi boire ce soir. Demain je me réveillerais dans ses bras. Elle se sera lavée entièrement, et je lui ferais l’amour comme si on était mariés. Je m’assoupis à ces pensées apaisantes.

Dimanche matin. Elle n’est toujours pas là. Avec l’argent de l’inspecteur j’ai pu recharger mon compte téléphonique. J’appelle, elle ne répond pas. C’est impossible ! Il est déjà onze heures. D’habitude elle revient chez elle avant la levée du jour. Je vais voir Khalid, qui m’avoue être sans nouvelles depuis hier. Il dramatise et craint qu’elle ne soit étranglée, jetée au bord de l’oued à l’heure qu’il est. Il y a trop de drogues nouvelles qui rendent le gens fous, me dit-il.

Je traîne toute la journée d’un café à l’autre en lisant les journaux laissés par les clients. Je rappelle fréquemment Jamila, mais sans succès. Vers dix-neuf heures, je suis chez moi, un fond de bouteille de Black à la main. Dans ma poche reste un billet de cent et quelques pièces. Demain je pars pour Tanger.

samedi 14 avril 2007

1. Derb El Haja

J’ai le crâne fracassé par la bringue d’hier. Depuis quelques mois, pas de nouveau contrat. Autant de semaines de débauche. Souvent avec une de ces blondasses qui m’accompagnent le temps de descendre un trois quart de Black. Au début, avec le pognon, c’est toujours du scotch ; après, je me fournis auprès du moins fréquentable des rayons d’alcool. Voilà comment je deviendrais alcoolique : par défaut de boulot. Après avoir échoué trois fois à ce putain de concours d’entrée chez les keufs, j’avais eu cette foutue formation chez un miteux inspecteur à la retraite, locataire des quartiers pouraves de Casa. Il m’a traficoté un ersatz de papier, mais ça le fait. Les officiels mordent à l’hameçon ; je suis un détective reconnu aux yeux de la loi. Aujourd’hui sans fric, sans boisson, sans meuf. À peine de quoi manger quelques jours… À moins de retourner chez ma mère, je vais devoir employer la vieille méthode. J’aime pas le faire, mais on s’y fait. Je prends quelques frusques et je squatte une pétasse en lui faisant du chantage. Celle qui me craint plus que son mac. Celle que je peux envoyer pour trois ans de taule en un coup de fil. Celle qui ne dit jamais non. Même son mac s’y est fait. Il préfère encore la garder en liberté, alors il me fout la paix si c’est pour quelques jours seulement.

Me voilà devant sa chaumière. Je sonne. Rien! Je frappe, puis fort et très fort. Elle accourt en beuglant, craignant un de ses obsédés que le commerce de la chair a rendu possessif. Faut de tout dans le monde ! Je lui gueule mon nom pour la ramener sur terre. Elle ouvre, je pousse la porte et entre. Je vois cette bouche que j’embrasse quand je la baise. Combien de bites a-t-elle sucé cette bouche dans laquelle je fous parfois ma langue ? J’oublie cette image et l’embrasse de nouveau, mais sur la joue. Elle ne me déteste pas cette pouf. Tant mieux car je risque de m’attarder cette fois. C’est pas la saison des divorces.

Les divorces, c’est ma spécialité. Les flagrants délits plus exactement. Certains se contentent d’un bras-dessus bras-dessous au coin d’une rue. D’autre veulent la totale. La totale c’est de l’espionnage. C’est du cul. Certains, ça les excite tellement que ça redémarre la libido de leur couple et le divorce s’évapore. Ça me fait moins de blé. Foutue liberté sexuelle ! Certains sont même devenus échangistes après avoir connu mes services. Le printemps c’est la saison creuse. C’est même les vacances pour moi. Tous les putains de couples de la ville se remettent à copuler comme des lapins chauds.

À moins de tyranniser un petit dealer de récré avec mon .45, j’aurais rien à grailler avant l’hiver. Ah oui, bien sûr ! mon nom c’est Zaccaria, détective divorcé, maître-chanteur, homicide. Surnommé Zac l’éventreur par les flics ripoux. Allez savoir pourquoi. Peut-être parce que j’ai fait avorter plus de salopes qu’un régiment au Vietnam. Mes goûts personnels ? Les cartes, le poker. J’ai dû y perdre de quoi construire un pied-à-terre, faire des mômes et sauver une prostituée de la dépravation. Mais j’ai toujours perdu. Et ma vie ne vaut rien alors… je bois pour l’oublier et ça marche, j’ai même oublié le nom de mon ex-femme. Mon mariage ? Il a duré deux mois. Deux mois pour qu’elle s’aperçoive que je suis un raté fini. Elle s’est barrée avec un gars bien. Je lui en veux pas. J’ai bu, effacé. Toutes des salopes.

Avec l’arrivée en masse du blé, le vrai blé, celui des trafiquants de coke ; Casa est devenue une de ces capitales mondiales. Avec du vrai pognon, celui qui se compte en multiples de neufs zéros et qui fait d’un trou perdu une ville respectable le temps d’écouter les nouvelles express de midi. Avec son casino, ses bâtiments blancs qui poussent comme des champignons blancs sur la merde noire. Le putain de cash qui vous montre à la une du quotidien officiel, le maire serrant chaleureusement la pince au premier baron de la pègre. Et les putes de luxes qui refusent d’épouser les bourgeois, leur préférant les puissants nouveaux barons de la blanche. C’est le capitalisme extrémiste. La liberté sauvage du plus fort, du plus brutal. Celui qui enfreint valeurs et règles en vigueurs et les repousse toujours plus loin, toujours plus bas ; vers plus de cruauté et de sang. Au début des années 1990 par exemple, il était communément admis d’épargner les membres des familles en cas de guerre territoriale. Cinq ans plus tard, un arriviste rifain, répondant au sobriquet de Manuelo, fait assassiner non seulement toute la lignée du magnat du hach, mais tout son personnel aussi. Les rares bonhommes à avoir pu échapper à l’ethnocide sont allés se rendre d’eux même à Manuelo, lui baiser les pieds en lui implorant de bosser pour lui. Ce sont généralement les plus fidèles, du moins les plus prévisibles. Il n’en a tué que la moitié après quelques tests au détecteur de mensonge. Les autres sont ses bras armés.

Casa, m’a épargné d’être flic. Sans quoi Manuelo m’aurait sûrement refroidi comme tant d’autres flics droits. Manuelo règne sans partage sur Casablanca, la maison blanche, capitale régionale de la poudre. Sa région ? Le Maghreb, le Sahara occidental, et bien sûr l’Europe du sud-ouest. Portugal, Espagne, Midi de la France, quelques régions de la Botte occidentale. C’est d’Europe que vient l’oseille. Mais il fournit aussi une bonne partie de l’Afrique subsaharienne et ses métropoles polluées et puantes.

Voilà à quoi j’ai pensé en tirant Jamila. Jamie pour les habitués. C’est comme ça que l’a appelé un jour un client américain. Elle le croyait amoureux, elle voulait partir avec lui aux USA. Il l’a niqué gratuitement pendant deux mois. Il s’est barré sans l’appeler. Elle croit toujours qu’il va revenir la chercher comme promis. Marre de radoter les mêmes conneries après chaque coït arrosé de rouge ! Je remets mon froc et écoute les nouvelles locales. Les nouvelles locales c’est comme pour moi le cours de la bourse, le seul indicateur de l’activité économique. On est vendredi :

« … Bonjour chers auditeurs en cette chaude journée du 27 avril 2007, il est midi une au Temps Universel, et voici donc les principaux titres de l’actualité locale de la région casablancaise, par Hamid Hrichi : Deux personnes sont mortes hier dans un accident de voiture à Anfa, les autorités pointent du doigt « des substances illicites » / Un homme âgé d’une vingtaine d’années portant une arme blanche aurait menacé de mort le propriétaire d’une petite épicerie de quartier. Ce dernier aurait refusé de lui livrer le contenu de la caisse / L’affaire des « enfants kidnappés » dans le quartier Derb El Haja toujours irrésolue ; le préfet de police, M. Belkacem, a indiqué ce matin être en « possession de nouveaux indices prometteurs ». Rappelons que ce drame a commencé, il y a près d’un an, avec l’enlèvement d’une enfant en mai 2006 suivie d’une série de kidnappings au total de huit. Le mobile du crime reste inconnu. Les autorités soupçonnent cependant les trafiquants d’organes humains d’être les acteurs de cette tragédie / Le port International de Casablanca entre dans une nouvelle phase de développement : « Il sera relié par ligne ferroviaire expresse aux villes du Nord qui devrait être opérationnel avant la fin de l’été » nous a confié M. Boudine, directeur financier du projet Casa Inter / Le cours de la bourse atteint de nouveaux sommets, la croissance économique bat son plein, les spécialistes économiques redoutent néanmoins une inflation due à la spéculation et au blanchiment d’argent. Une analyse détaillée de notre économiste le Professeur Brahim Khalil suivra le grand journal à midi trente / Fait divers inédit : un riche commerçant de la ville aurait « assassiné ou peut-être séquestré son épouse » après qu’elle eût renoncé à sa propre demande de divorce / Voilà chers auditeurs pour les grands titres, restez des nôtres : d’autres nouvelles suivront dans le journal détaillé après une courte page de publicité… »

Jamie, mieux née, serait jolie. Une affreuse cicatrice lui parcours une partie du ventre. Un intégriste scandalisé avait voulu l’éventrer. Mais son mac était intervenu à temps en plantant son canif dans le dos du barbu. Le barbu circule dans les rues sur une chaise roulante depuis. Ses potes de quartiers l’appellent maintenant Cheikh Yacine. Jamie s’enlaidit comme toute prostituée qui se respecte en se badigeonnant la face d’une couche granuleuse de fond de teint mêlée de rose au niveau des joues. Les cils sont bleus, les yeux décolorés de lentilles vertes ou bleues. Les cheveux méchés de lignes blondes. Elle n’est pas sexy, elle excite. Ses couleurs flashy lui confèrent une fonction de stimulus visuel qui de loin arrête les automobilistes en mal d’amour. Elle marche bien. Mon arrivée lui donne des envies de meurtre… On est vendredi.

À ses heures libres, Jamie est accessoirement la coqueluche de l’avenue principale de Derb El Haja, la starlette des clubs en vogues. Elle a des crédits ouverts chez tous les épiciers et ne paye rien aux portiers des boîtes huppées comme droit de péage. Son mac, Khalid, est du bon côté. Il bosse pour Manuelo. Elle est un peu la star des putes de tout le quartier. De quoi faire pâlir de désir d’avenir Khalid recherchant, tant bien que mal, une bonne nana pour se caser un jour. Il m’avait confié vouloir l’épouser après m’avoir asséné quelques coups de pied dans la gueule. C’était lors de ma première tentative de squattage de sa dulcinée. En plus d’être intéressé, il est jaloux. Il est mac, et parfois proxénète de luxe, après avoir été videur pendant dix ans et boxeur thaï dans son adolescence. Il ne sait lire que les chiffres des billets de banque.

Ce vin m’a assommé et Jamie doit partir, c’est vendredi soir. Elle doit rendre visite à sa tante mourante, affirme-t-elle. Je comprends. Elle a besoin de sous. Je la laisse filer malgré moi. Il est neuf heure je tombe de sommeil, je suis déjà saoul. Elle va d’un pas précipité vers la porte d’entrée, peinte en blanc, tâchée de résidus de poussière et de fumée. Elle la ferme tout doucement.