mercredi 18 avril 2007

2. La disparition

Samedi matin six heures. Je ne peux plus dormir. Jamie dort à côté de moi les yeux mi-fermés. Je me sens en forme et l’envie de boire. Dans son mini-frigo traînent quelques canettes de bières ouvertes, une moitié de pizza moisie, Un fond de rosé, quelques échantillons d’alcools plus onéreux. « C’est pour les clients, me dit-elle, touche pas à ça ! » Après m’être mieux fait comprendre par une bonne gifle, je prends les échantillons et lui ordonne de ma laver un verre et de préparer quelque chose à bouffer. Jamie menace d’appeler Khalid à la rescousse. Menace écartée illico par la mienne : « Je vous envoie dans la même cellule dans les cinq minutes ». Elle baisse la tête et j’ignore si elle redoute plus la cellule ou la perspective d’être enfermée avec Khalid. Je la prends sur le canapé. Pour elle, je suis un gars bien, et Khalid, l’antithèse du gars bien. Elle lui doit pourtant une fière chandelle, et lui aussi bénéficie gratuitement de ses charmes. Mais elle ne l’aime pas dit-elle. Je lui réponds que je pense qu’elle dit de moi la même chose à Khalid. Elle détourne la tête en signe de petite vexation. Maintenant, Jamie à l’air d’une petite adolescente fraîche et innocente, vêtue seulement d’un long t-shirt allant jusqu’au raz des fesses. Je dois reconnaître qu’elle est belle maintenant, dépouillée de ses attributs pouffiâtres, elle retrouve une forme de virginité. Elle se tient comme ça de profil devant sa cuisinière en mangeant un morceau de pain sec enduit d’un peu de beurre, une larme coule délicatement sur sa joue brune.

La matinée d’une professionnelle, c’est son week-end à elle, son temps libre. Vers neuf heures , Jamila me confie qu’à cause de moi elle a dû faire le trottoir comme une débutante hier soir. Partir avec des nouveaux clients et s’exposer aux risques de séquestration et de viol collectif. Je lui dis de la fermer, elle s’exécute. Ensuite, elle ajoute que pour me faire à manger demain, elle doit travailler ce soir. Samedi soir c’est l’ouverture de la bourse pour une pétasse. Je ne vois rien à redire. Je dois lui concéder la victoire. Jamie demande à partir ce soir et pour revenir demain matin aux petites heures. Elle m’avance un billet de cent. De quoi acheter de la bibine et un sandwich. Je me barre illico. Mon mobile sonne. C’est l’inspecteur Akram. Je dois le voir ce soir à dix-neuf heures à la pizzeria de la côte.

Il est près de midi quand je rentre chez moi, un kilo de viande et un litre de bibine dans les mains. L’inspecteur Akram m’a appris tout ce qu’il savait faire, c’est à dire que dalle ! Il n’a jamais été foutu de résoudre une enquête de sa carrière. Il me sert à une seule chose, des infos indiscrètes sur à peu près tout le monde. Il picole souvent avec le principal. Il s’est fait virer à cinquante-trois ans à cause d’une petite dénonciation qui a fait boom dans les journaux à ragots. Abus de pouvoir : Il avait tabassé de ses propres mains tout le contenu de la rafle. Malheureusement pour lui, se trouvait là la fille d’un notable, ramassée par hasard dans une boîte infréquentable. Les keufs, il peut pas se piffrer leur race. Il boit avec le principal parce qu’il trempe dans la blanche, Akram aussi. Ce qui lui permet de s’assurer une retraite décente. Sans quoi il courrait les rues en mendiant. Il ne touche pas à la poudre en tant que telle, il ne fait que « favoriser l’acheminement de la marchandise » par ses informations. Une sorte de super-indic au service de l’économie moderne.

Je me sens épuisé quand quatorze heures sonnent. Je tombe à bout de forces dans mon lit. Je m’endors. Jamila, que j’ai connue dans un bar presque mondain il y a quelques années, me semblait plus intelligente qu’elle n’est. J’avais cru qu’elle épouserait un de ces nouveaux pachas avant d’atteindre la vingtaine. Aujourd’hui elle doit avoir entre vingt-cinq et trente ans, et n’hésite pas plus de deux minutes à faire le trottoir quand j’insiste comme tout à l’heure. Jamila m’avait racolé du temps où je paraissais plus friqué. Quand j’avais des fringues neuves et des ambitions. Elle s’était trompée. Après quelques ébats dans mon taudis. Elle avait bien compris ce que j’étais. Elle me demanda de payer. Je l’ai fait la première fois, la deuxième fois… La troisième fois, elle s’est retrouvée dans le panier à salade. Une nuit à satisfaire une meute de flics assoiffés de sexe. C’était ma vengeance. Service rendu par l’inspecteur Akram à l’heure où il l’était encore, inspecteur. Depuis, Jamila sait de quoi je suis capable, du moins c’est ce qu’elle croit. Akram à la retraite, je n’ai plus aucun des pouvoirs auxquels je prétends. Mais elle y croit, de même pour son mac, Khalid. J’ignore s’il redoute que j’envoie sa dulcinée en taule par jalousie ou par intérêt commercial. Peut-être les deux.

À moi aussi, Jamie doit une fière chandelle. Akram la protège des autres et moi d’elle-même. Une fois, j’avais débarqué chez elle et, la porte entr’ouverte, je l’avais trouvé assommée sur son canapé. Une seringue traînait sur la table basse. Un client, m’étais-je dis. Un client l’a entraînée dans son trip d’héroïne et lui a fait prendre un shoot. Un ces fils à papa gâtés, drogués à l’os, et qui veulent toujours faire plus que ce qui est permis, seul gage, pour eux, de distraction. Une liasse de dix billets était posée à coté du garrot. Je la réveillais. J’avais passé deux semaines avec elle à refaire son éducation. Jamie m’avait promis de ne plus jamais y retoucher de sa vie. Depuis lors, elle m’est reconnaissante même quand je la brutalise un peu ; elle doit se dire, qu’au fond, c’est pour son bien. Comme elle ne sniffe pas non plus, toujours grâce à moi, je sais qu’elle économise un peu, pour les mauvais jours… Quand sa beauté nocturne flétrira à l’aube de la vieillesse. C’est pour bientôt. Les clients seront moins nombreux ou moins riches, ensuite, ce seront les bars où elle devra payer son droit de douane, puis ne plus jamais y mettre le pied. Aller ensuite dans d’autres bars toujours plus glauques, jusqu’à devenir maquerelle ou, dans le meilleur des cas, tenancière d’un bordel malfamé. Jamie me doit de pouvoir ramasser un peu de blé alors je lui fais payer des impôts pour avoir bénéficié de mes services sociaux.

J’ai la migraine à dix-sept heures ; je me lève, me lave la face grise. Je n’ai plus de rasoirs. Je prends mon flingue comme chaque fois que je dois voir Akram et sors vers l’épicerie. Je salue en premier :

Salam, comment va Si Kadour ?
Al Hamdou li’llah, nous sommes encore sur cette terre. Il y a des loups partout dans cette forêt. C’est pas comme avant, au bled, il y avait de la bonté et de la confiance. Ici, maintenant, on peut vous trancher la gorge pour quelques billets. Maudite soit cette ville de déchéance et de débauche…


C’est donc lui…
Il me donne un paquet de ses plus mauvais rasoirs mono-lames. Je retourne à la maison et m’aperçois que j’ai pris mon revolver trop tôt. Je ne vais sur la côte que dans une heure. Je pose le flingue sur la table à manger, et prends quelques verres de bibine. C’est de l’Astre Jaune, le vin qui fait l’unanimité auprès de la gent vagabonde. Vous en avez pour votre compte pour moins de vingt balles. Un seul petit litre de cet élixir peut faire tourner la tête de deux vieux colosses. La bouteille est vide au trois quart quand le téléphone sonne. Il est dix-huit heures. L’inspecteur Akram me somme de le rejoindre incessamment. Je dois me rendre là-bas à dix-huit heures trente, dit-il. Je sors en courant, prends un taco. En sortant du véhicule, je promets de payer plus tard, et me barre en claquant la portière. Il beugle quelques insultes et blasphèmes, mais s’avoue vaincu en engageant la première dans son moteur diésel tournant en sous-régime. Je suis déjà loin. Le taxi rouge rapetisse en descendant la côte et reflète un rayon de lumière aveuglante.

La pizzeria est une terrasse ouverte, surélevée sur un socle de trois marches qui domine le flux nonchalant des passants de la côte. Le toit est soutenu par d’épaisses colonnes jaunâtres qui donnent à l’institution des airs kitsch de temple athénien. L’épaisse fumée qui s’échappe de la plaque à cuisson parfume toute la zone et va s’éteindre au milieu du bitume très achalandé. Ça sent la grillade. La pizzeria ne désemplit pas.

Je l’attends au resto dix minutes à l’avance. Les secondes passent, puis les minutes. À dix-neuf heures quarante, il est toujours absent. Je demande après lui au caissier, puis aux serveurs qui le connaissent. Rien, me disent-ils ; « pas vu depuis une semaine, au moins… » me confie le caissier. À moins dix, je laisse un message au caissier et lui demande de transmettre à l’inspecteur de me rappeler s’il arrive. Je me fonds dans la foule en direction de chez moi. Demain j’irais voir Jamie. Arrivé dans la zone des boîtes et des cabarets de la côte, mon téléphone sonne, c’est l’inspecteur :

Alors t’es passé où ? me crie-t-il.
Je t’ai attendu pendant deux heures Si Akram, j’étais en train de revenir…

Il me coupe net :

Reviens sur tes pas, je suis chez Dar Baba, rejoins-moi ici tout de suite !

Il a raccroché et je suis déjà en route pour le bar à saoulons qu’il m’a indiqué. Dès l’entrée je sonde le terrain, quatre-vingt-dix pour cent de clientèle masculine. Quelques putes moisies circulent auprès des buveurs achevés, faisant l’envie hypocrite des clients encore sobres, mais créant un ordre des choses dans cette lugubre institution. Grâce à cette dynamique des regards, des activités, jamais une bagarre sérieuse n’éclate dans ce bistrot peu respectable. Derrière le comptoir, en tablier blanc, l’homme qui me dévisage depuis mon entrée me fait un petit signe approbateur des yeux, tout en essuyant un verre : ma présence ici est permise. Akram m’entrevoit sans faire signe. Il fait sombre. Deux hommes en costard entourent la table de bois. Il est sur une affaire, me dis-je. J’arrive, salue prestement le comité et m’installe. La discussion tourne autour du port et des réseaux de transport. Et tel homme qui bosse aux services postaux est-il des nôtres ? … et tel autre qui travaille à la douane peut-on l’arroser ? Le port sera-t-il opérationnel avant le mois de juin ?

Akram répond tour à tour avec fermeté, défend ses mensonges quand il n’a pas les réponses. Les deux hommes sont déjà partis, laissant sur la table une coquette enveloppe. Ils en ont eu pour leur compte. Akram me confie une mission juteuse. Faire un aller retour Casa-Tanger et rapporter un renseignement. Je n’ai d’autre choix que d’accepter. Il m’avance trois petits billets. Je retourne chez Jamila. J’ai fait faire un double des clés. Le problème c’est qu’elle change de serrure chaque fois que je la quitte. Au pas de la porte j’appréhende son absence et l’imagine en plein boulot dans les draps humides d’un client pas loin du quartier. Cette pensée me fatigue mais j’ai pris de quoi boire ce soir. Demain je me réveillerais dans ses bras. Elle se sera lavée entièrement, et je lui ferais l’amour comme si on était mariés. Je m’assoupis à ces pensées apaisantes.

Dimanche matin. Elle n’est toujours pas là. Avec l’argent de l’inspecteur j’ai pu recharger mon compte téléphonique. J’appelle, elle ne répond pas. C’est impossible ! Il est déjà onze heures. D’habitude elle revient chez elle avant la levée du jour. Je vais voir Khalid, qui m’avoue être sans nouvelles depuis hier. Il dramatise et craint qu’elle ne soit étranglée, jetée au bord de l’oued à l’heure qu’il est. Il y a trop de drogues nouvelles qui rendent le gens fous, me dit-il.

Je traîne toute la journée d’un café à l’autre en lisant les journaux laissés par les clients. Je rappelle fréquemment Jamila, mais sans succès. Vers dix-neuf heures, je suis chez moi, un fond de bouteille de Black à la main. Dans ma poche reste un billet de cent et quelques pièces. Demain je pars pour Tanger.

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