dimanche 22 avril 2007

3. Tanger

Au réveil, je m’aperçois que mon flingue n’est plus sur la table. Je l’ai pourtant oublié là hier en sortant sur-le-champ. Bon, pas le temps d’y penser, je le retrouverais bien à mon retour de Tanger. Étant bourré, j’ai du le fourrer quelque part et oublier. Je dois partir plus tôt car, je ne prendrais pas le train comme prévu. Je n’ai plus assez de blé, le Black ça coûte. J’irais en autocar.

Je sors de ma douche plus frais que prévu. Tant mieux car, une longue journée m’attend. Je reprendrais le car à seize heures de là-bas pour arriver à Casa-port avant minuit. Ce qui me laisse un maigre après-midi de trois petites heures pour accomplir de ma mission.

À intervalle réguliers, penser à Jamie me réveille de mon sommeil sur cette route cahoteuse. Le chauffard qui nous sert de conducteur manque de nous tuer maintes fois sur les routes étroites et sinueuses de l’Atlas. Il a l’habitude. Pas moi. Jamie a disparu, mes appels tombent systématiquement sur sa boîte vocale. A-t-elle des parents, des proches ? Des questions que je ne me suis jamais posées pleuvent naturellement maintenant. La perspective de son décès me force à y penser. Qui faudrait-il prévenir ? Et si elle était effectivement abandonnée nue et violée au bord de l’oued ? Comment le dirais-je à son père ? Comment lui faire admettre, à défaut de pouvoir le camoufler, le métier de sa défunte fille ? Je ne m’en occuperais pas. Qu’elle aille au diable cette salope. C’est le boulot de son mac ça, pas le mien.

On entre dans Tanger vers les coups de midi. Je circule à pieds vers le centre-ville à travers ses vieilles bâtisses coloniales en désuétude. Je descends une rue au carrefour de la Place de l’Opéra, et me retrouve dans les passages piétons de la vieille médina. Je m’arrête au Pêcheur pour prendre une dorade grillée. J’ai rendez-vous quelques ruelles plus bas au Café Central, à quatorze heures. Le temps d’un café allongé, je suis rejoins comme prévu par un cireur de chaussures, qu’un serveur manque de tabasser sous mes yeux pour le virer. Je proteste, il reste. Le serveur s’en va en râlant. Le cireur me donne un paquet de trois clopes après avoir ciré mes chaussures. Je glisse cinq balles dans sa main noire qu’il met dans sa poche en grattant son nez de l’autre main. Il disparaît rapidement dans le va-et-vient de la venelle. Un sniffeur de cirage, me dis-je. Il doit avoir dix ans ce gamin. Je finis mon café en fumant une cigarette. À l’intérieur du paquet est griffonnée une adresse et une heure. Un autre rendez-vous : 38, Quartiers des Anglais, quinze heures. Jamie ne réponds toujours pas.

Le gardien de la luxueuse demeure m’ouvre le portail en fer forgé. Deux hommes m’accompagnent jusque dans un pavillon périphérique. Une piscine débordante m’apparaît plus loin au pied d’une villa qui semble être la résidence principale de la propriété. Une fois dans le salon du pavillon, les deux hommes me demandent d’attendre. L’un deux équipé d’une oreillette et de gants en cuir noir, il reste devant moi. Ses verres fumés masquent son regard et j’ignore à quel moment précis est-ce qu’il me toise. Mes yeux se promènent sur les murs parés de toiles originales ; je reconnais quelques Chaïbia. Ce gars-là sait où mettre son fric, me dis-je. Un grand spécialiste du blanchiment sans doute. Passe une demi-heure et une dame d’un âge avancé m’aborde :

Bonjour mon fils es-tu bien arrivé à Tanger ? Tu as bien mangé ? Tu as besoin de quelque chose ?

Mes seules réponses sont des signes négatifs de la tête.

Bon, dit-elle, Monsieur Akram m’a dit que je peux te faire confiance fiston ?
Vous pouvez être rassurée Madame, dis-je, je suis fiable, honnête, discret. Vous n’avez absolument rien à craindre.

Elle me demande de l’attendre là. Elle revient au bout de cinq minutes avec un attaché-case en aluminium.

Tu sais ce que contient cette mallette ? m’interroge-t-elle.
Non Madame, je n’en ai pas la moindre, je le jure au nom d’Allah !
Bien ! dit-elle, tu ne le sauras pas compris ! Tu ne dois pas le savoir mon fils on est bien d’accord ?


J’acquiesce d’un hochement de tête qui finit par la convaincre. Elle repart sans dire au revoir. L’homme qui me surveillait me donne cinq cents balles et me dit de partir par le premier train. Un chauffeur va m’accompagner tout de suite à la gare. Le train part dans vingt minutes. Je m’exécute. Nous sommes en route.

Arrivés à la gare, le chauffeur rebrousse immédiatement chemin. Je prends une seconde pour penser. Je décide de prendre l’autocar pour empocher la différence de sous. Je vais d’un pas vif en direction du terminus situé près de la gare. Le car n’est pas encore là. Je demande au comptoir un billet pour le car de seize heures. Il est moins cinq. L’employé m’informe que le car ne part pas. Nous sommes lundi, il n’y a pas assez de billets vendus. Saloperie de sociétés privées ! Je cours mallette en main en direction de la gare. Dans ma course je trébuche sur une grosse pierre au centre de la chaussée que la foule camouflait. La mallette glisse sur le bitume et cogne brutalement le rebord du trottoir. Elle s’ouvre et son contenu s’éparpille sur la chaussée. Des imprimés sortent de leur chemises, quelques clichés traînent ça et là. Je ramasse tout en vrac, le remets dans la mallette grise et ferme. Je repars en courant. Si je loupe le train je suis un homme mort… La gare ! Enfin. Un bruit sourd mêlé de sons stridents s’intensifient à mon approche. Le train… Mon train! Il s’en va. Je suis coincé à Tanger jusqu’à la nuit.

Un numéro inconnu s’affiche sur mon cellulaire. J’imagine bien qui c’est. Je préfère ne pas répondre. Je vais sans plus tarder vers la vieille médina. Là-bas je trouverais ce que je veux pour la nuit au cas où. Mieux vaut s’y prendre à l’avance. J’appelle l’inspecteur qui ne répond pas. Dans la vieille ville j’interpelle un petit gamin de rue et lui demande de me trouver une chambre pour la nuit. Il m’indique le gardien de parking, qui me dit d’aller voir l’épicier pas loin du Café Central. L’épicier me dit de revenir le voir à la tombée de la nuit, il verra ce qu’il peut faire. Il affirme que je m’y prends un peu tard et qu’il ne garantit rien, mais que, incha allah, tout peut s’arranger. Je lui avance quinze balles avant de m’installer au café. Le cireur de tout à l’heure repasse devant moi plusieurs fois, et se fait chasser par le serveur qui le manque d’une tape sur tête. Je reprends un café et pense que je n’ai rien à boire pour ce soir. Je plonge dans les étroites galeries de la médina. Tous les commerces sont là. Certains vendeurs ambulants crient en passant à qui veut l’entendre qu’ils ont du « contrebande ». De l’alcool. J’en arrête un. Je le suis comme il dit. Il m’entraîne dans un passage où ne peuvent se croiser plus de deux personnes. On bifurque à droite, puis à gauche et encore à gauche par des méandres toujours plus réduits et sombres. Il me demande ce que je désire. « Du black » lui dis-je. Il s’en va, j’attends. On s’entend sur le prix. Il me donne un sachet en plastique noir noué ayant la forme de la bouteille de scotch. Je vérifie le contenu, m’acquitte du montant. Je reviens voir l’épicier. Il m’a déjà trouvé un logement. Comme les choses vont plus vite avec quelques ronds dans la poche. Il fait appel à un adolescent qui me propose de le suivre. Je préfère discuter le montant d’abord. On s’entend sur trente. On emprunte un encorbellement de marches. Il me montre ma chambre. Enfin, les éléments faisant office de lit dans un espace isolé par un drap érigé en paravent de fortune. J’aurais dû ne donner que vingt pour ça. Je lui demande qui dormira dans la même pièce de l’autre côté du drap. Lui et ses deux frères, sa sœur, une cousine ; la chambre est divisée en deux parties égales. Je pose la bouteille de scotch. L’hôte m’avertit de ne pas dépasser les dix heures. Je sors mallette en main faire un interurbain à la téléboutique.

La nuit tombe vite en médina. Et la vie prolifère. Les charrettes commerçantes tapissent les voies pavées. On y trouve de tout : fruits et légumes savoureux, grillades, escargots, marrons, maïs grillés, largement de quoi satisfaire tous les appétits. Les foule est tellement dense. J’aurais dû laisser la mallette argentée au premier. Périodiquement, des lumières à gaz sertissent allées et galeries. Les magasins disposent d’ampoules électriques suspendues à des fils juste au-dessus de la foule. La téléboutique n’est plus qu’à dix mètres que je vais franchir dans deux minutes. L’inspecteur râle quelques insultes. Comment se fait-il que je ne sois pas encore parti pour Casa ? Son patron fera de nous un pâté de viande qu’il donnera à son pitbull. L’idée de m’expatrier surgît. Me barrer de ce bled. Il doit bien y avoir un terroir où votre boss ne vous passe pas systématiquement un coup de savon en guise de salutations. Non c’est pas raisonnable. C’est pas avec mes cinq cent balles que je passerais le détroit de Gibraltar. Il faut plus, bien plus…

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