vendredi 20 juillet 2007

6. Malaga

Ayant le sentiment d’une hache incrustée dans le crane, nous voyons défiler les arbres secs et les pousses jaunâtres de la costa del Sol. Le chauffeur roule. Il assure, mais il roule… Sans doute quelques kilomètre-heure plus vite que permis. De temps à autre, une moto franchit le mur du son et le souffle de son passage provoque un roulis sensible de l’autocar. Un son sourd et lointain va s’amplifiant, et sa fréquence sonore croissant. Ces fous de la route, me dit Moha, sont des motard criminalisés comme en Amérique. Pendant qu’il me dit ça, je ne pense à rien d’autre qu’à Jamie nue. Étrangement, Jamila était pour moi comme une sœur, mais Jamie, les cheveux méchés, une femme désirable ; et parfois, une simple pute quand elle abusait de maquillage. Ce ne sont pas tant ses micro-jupes qui la faisaient pute, que ses manières, sa démarche, et l’air de suceuse qu’elle arborait à la tâche.

Nous arrivons à la gare d’autocars. Il est vingt heures. Le crépuscule est somptueux. Un soleil clair transperce les faibles nuages d’été. Quelques mètres plus loin, nous sommes débarqués en pleine costa del Sol, dans ce qu’elle a de plus typique. Des couples déjà ivres parcourent allégrement les plates-formes piétonnes pieds dans l’eau. Des scooters virevoltent en zigzaguant autour de voitures presque arrêtées, le grondement du V-12 d’une Lamborghini jaune, les blondes surfaites en micro-robe noire et leurs effluves glamour flottant dans l’air estival… Les restos fruits-de-mer encore inoccupés aux propriétaires moustachus tapant fébrilement du pied sur le seuil de leur commerce… Nous avons rendez-vous avec un ami de la famille dit Moha à la blague. Carlotta le connaissait mieux que Moha. Il s’agit d’un garde-frontière qui avait aidé Moha à entrer en Espagne et Carlotta à relancer son commerce. Ignacio était jeune. Vraiment jeune pour avoir accepté cette tâche pour un si maigre pécule. Nous entrons dans une taverne de style irlandais encore vide mais déjà sombre, l’atmosphère est rouge-jaune, chaude comme une plaie fraiche. Quelques habitués nous regardent vaguement et replongent le nez dans leur choppe de bière. Un homme blond en veste en cuir brun, à ce point abattu, qu’il semble dormir la tête entre les coudes. C’est lui me dit Moha. L’homme est ivre mort. Il semble avoir fraichement pleuré, les yeux dans les paumes de ses mains. Moha me dit à l’oreille d’être indulgent avec lui car, c’est lui aussi mon passeport pour l’Espagne. Nous sommes autour de cette table et Ignacio n’a encore rien dit, ni personne. Le serveur arrive, et nous commandons : Dos cervezas por favor !

Le serveur repart, laissant sur la table deux pintes de bière blonde. Nous trinquons et le pauvre Ignacio qui nous accorde enfin un regard, lourd et résigné, outragé, les yeux rouges et profondément cernés.

Enfin, que se passe-t-il ? lui lance Moha.
Rien ! dit-il, Rien de rien… et il ajoute : Rien… absolument rien ! dans un désarroi graduel et une voix émue.


Quelques minutes très embarrassantes passent, et j’en oublie presque la raison de ma présence ici… Jusqu’au moment où il se décide à parler de nouveau :

Je l’ai tuée ! dit-il. J’ai tué !
Mais qui ? quand ? lance Moha.
Il y a une heure, j’ai tiré avec mon pistolet et elle tombée raide morte, sur le champ…

Moha me renvoie mon regard interrogatif, et nous nous tournons vers Ignacio.

Mais enfin Ignacio, de quoi parles-tu ? Tu es devenu fou ? s’inquiète Moha.
Non, rugit-il, j’ai vraiment tué, j’ai tiré. Elle est morte, la pauvre femme…


Quelques litres d’ale parviennent enfin à venir à bout de son mutisme post-traumatique. Il nous raconte la scène. Une simple bavure comme il en arrive si souvent. Il n’était pas responsable bien qu’il avait bu… mais seulement une bière, ni plus ni moins. L’embarcation avait été interceptée en pleine mer et lui-même et son équipe, travaillant en sous-effectif, devaient simplement assurer la liaison avec les agents de douane jusqu’à l’arrivée des autorités. Hélas ils étaient trop nombreux, trop nombreux ! Si nombreux qu’ils n’ont rien pu faire… Les clandestins se sont mis à courir en tous sens, voyant bien que cette zizanie permettrait à quelques uns de disparaître à jamais dans la nature. Il a crié, pesté, insisté pour qu’elle s’arrête, elle courait moins vite que les autres, une des dernières, il voulait faire son travail, le chef était là, il a tiré en l’air, et la femme en blanc a accéléré… tournant dans une ruelle plus sombre, il a tiré au juger lorsqu’elle avait presque disparu dans la pénombre. Arrivé sur la scène, il découvre une jeune femme vêtue d’une djellaba blanche haletant, le ventre gros comme une marmite avait explosé à l’impact de la balle. Le fœtus était mort en premier, presque sans douleur. Il prit le pou de la femme en blanc suffoquant dont le tempo ralentissait à mesure qu’un flux de sang remontait vers le cerveau d’Ignacio et que ses larmes inondaient son visage, et la cape immaculée baignait dans une mare écarlate. Elle lui a claqué dans les mains. Simple bavure de routine. Son patron le connaît bien, il savait, il avait tout vu. Ignacio ne risquait rien, absolument rien. Son intention était bonne, il voulait l’impressionner, rien de plus, seulement bien faire son travail.


Son émouvant récit nous arrache presque une larme, mais impulsivement, Moha et moi éclatons de rire pour décompresser. Complètement dépassé par ce débordement de joie incongrue, Ignacio finit par sourire, résigné à devoir vivre avec : « Bande de racaille de Maures ! Vous êtes inhumains, vous méritez que je vous bute, vous deux! »

Je crois que nous sommes devenus instantanément amis. Ignacio devrait nous renseigner sur Jamila. Mais pour l’heure, me dit Moha, il faut lui laisser le temps de digérer l’insoutenable mésaventure. Je consulte ma poche, et m’aperçois qu’il ne me reste plus que treize milles euros. La traversée du Détroit m’a couté cher. L’équivalent de vingt bouteilles de Black, sacrilège!


* * *


La bière d’hier m’a fait du bien et je me réveille en pleine forme. Le récit d’Ignacio m’apparait comme un très lointain souvenir. Et j’ai l’impression de le connaître depuis toujours. Moha m’appelle sur la ligne de l’hôtel alors qu’il a dormi dans la chambre mitoyenne de la mienne. Gracieuseté de votre serviteur! Je peste un peu mais il me fait vite oublier cette facture. Ignacio lui a transmis des nouvelles de Jamie. Elle est à Malaga, au Sun Inn sur la côte. Il ajoute que l’Irish pub d’hier se trouve à deux pas de cet hôtel. Comme la vie peut être étrange! Il arrive qu’on cherche partout ailleurs ce qui nous pend au bout du nez… La vie est faite d’obstacles, les parois, les murs, et les portes closes en sont les gardiens fidèles. Le paradis doit être transparent, immédiat, atemporel, sans distance et sans durée …

« Le bière me rend bien philosophique » me répond Moha… Cinq minutes passent et nous sommes à la réception du Sun Inn. Le réceptionniste ne trouve aucune entrée portant le nom de Jamila. Pourtant Ignacio a confirmé à Moha que Jamila y était, accompagnée d’un homme, un Américain. L’Américain ! Il aurait donc tenu parole ?

Du hall de l’hôtel nous apercevons une piscine abonde et regorgeant de soleil. Il nous faut des vêtements de bain.