lundi 11 juin 2007

5. Algésiras

Officiellement je n’ai jamais mis les mis le pied en Europe. En réalité, j’y suis allé deux fois, une pour le plaisir et une pour affaire ; une commission pour l’inspecteur. Comment ? Comme tout les cabos negros de ma race : par la mer, que diable ! Tout le monde à un cousin quelque part à Algésiras. Le mien fait un peu dans le hasch, un peu dans la misère. Mais il a des papiers… il a épousé une gitane pour quelques milliers d’euros. Aujourd’hui il est libre comme l’air. De l’espace Schengen, il ne connaît que quelques quartiers d’Algésiras, une rue de Madrid, et le trajet Madrid-Algésiras par voie ferrée. Dans le jargon on appelle ça un livreur. Il s’en sort. Il a une télé, un pc, un appart, et bientôt un enfant et quatre roues pour se déplacer. Comme tout bon émigrant, après s’être stabilisé, il est sur le point de rapatrier une marocaine, sa vraie femme, épousée là-bas en attente de régularisation. Comme tous les émigrants, il s’appelle aussi Mohammed, arbore une épaisse moustache noire et drue recouvrant en partie sa peau basanée.

De trente mètres de distance, dès qu’il me voit, il sourit à pleines dents, blanches et frappantes. Nous nous embrassons quatre fois en quatrième vitesse ; gaillard, il prend ma valise en bandoulière sur son dos trapu mais ferme. On s’appelle cousin, mais nous ne le sommes que par une alliance éloignée. Nous devons plus notre fraternité à l’esprit de solidarité qui gouverne à Derb El Haja. J’ai dû comme tous les vrais potes du quartier lui prêter une somme aussi minuscule qu’indispensable à son départ pour l’Espagne. En quelque sorte, il se sent comme devoir naturel de tendre la main à tout candidat à l’immigration clandestine. Autour d’un thé à la menthe fumant, après quelques politesses et renseignement familiaux, il me propose un job, et me dit qu’il va tout arranger pour que je reste, qu’entre-temps, il me prend entièrement en charge ; il ajoute jovialement que nous ne sommes peut-être de faux cousins mais des vrais frères. Le job, lui dis-je, c’est quoi ? Il répond que c’est dans la restauration mais pas tout à fait le top du top. Je réponds surpris :

La plonge ? Mais c’est quoi ça la plonge sous-marine ?

Il reprend une bouffée de hasch et me répond les yeux mi-clos avec un regard de hippie inspiré :

La plonge mon vieux, c’est quand tu plonge au fond du fond de la hiérarchie sociale, au cœur-même des fondements du capitalisme. En quelques sortes c’est comprendre les bases du capitalisme. Tu verras tu t’y sentiras comme un poisson dans l’eau, haha! Tu connais Kâl Max ? Bien sûr que non mais, en plus moi, je ne sais même pas lire, c’est ma femme espagnole qui m’en a parlé… Kâl Max il a tout compris cousin, nous sommes des forces de travail moi, toi et tous ceux dans la merde qu’il dit, et on mérite notre pactole como todo el mundo! Le paradis c’est ici cousin… Un peu de Whisky ?


Là dessus il se met à rire fort et longuement au point de réveiller l’Espagnole. Carlotta est une femme forte qui, surplombant l’imposant plateau à tapas tenu dans ses bras massifs, le parait encore plus. C’est une blonde du Sud c’est-à-dire brune aux cheveux blondissant en début d’été et la peau noircissant à sa fin. Le plus curieux c’est que ces deux là s’entendent à merveille, on les croirait mariés pour vrai.

Bon, fais-je, je ne suis pas là pour ça Moha, j’ai beaucoup, beaucoup d’argent…


Ses yeux s’écarquillent de curiosité au point que je me sente obligé de lui raconter toute l’aventure. Il affirme qu’il se met à ma disposition et mime en chancelant le garde-à-vous militaire. Nous rigolons un bon coup en évoquant les quatre cents coups du Derb. Les bicyclettes dérobées au coin d’une rue, les siphonages d’essence qu’on faisait la nuit pour le revendre le lendemain pour acheter du chichon ou des pilules rouges. Ah! qu’est-ce qu’on s’est bien marrés quand-même… au Derb. Nous finissons la bouteille et la soirée, tombons ivres de sommeil, moi sur le canapé face à la télé, lui sur son fauteuil en velours bon marché. Le lendemain, Carlotta se venge, peut-être sans le faire exprès mais, notre ébriété nous revient avec le gout amer d’une gueule de bois bien méritée et d’un sommeil impossible dans tout ce vacarme. Elle affiche son plus grand sourire à nous regarder les yeux plissés face à la lumière du jour qu’elle vient de dévoiler en tirant les rideaux.

Trente minutes plus tard nous sommes sur les traces de Jamila dans un car en direction d’Almería. La veille, j’avais appris qu’ils que l’hôtel d’Algésiras l’avait accueillie en compagnie d’une autre personne dont je n’ai pu savoir le nom. Elle était déjà partie au matin quand j’arrivais le soir.

Une chose me réconforte, Jamie est en vie.