samedi 14 avril 2007

1. Derb El Haja

J’ai le crâne fracassé par la bringue d’hier. Depuis quelques mois, pas de nouveau contrat. Autant de semaines de débauche. Souvent avec une de ces blondasses qui m’accompagnent le temps de descendre un trois quart de Black. Au début, avec le pognon, c’est toujours du scotch ; après, je me fournis auprès du moins fréquentable des rayons d’alcool. Voilà comment je deviendrais alcoolique : par défaut de boulot. Après avoir échoué trois fois à ce putain de concours d’entrée chez les keufs, j’avais eu cette foutue formation chez un miteux inspecteur à la retraite, locataire des quartiers pouraves de Casa. Il m’a traficoté un ersatz de papier, mais ça le fait. Les officiels mordent à l’hameçon ; je suis un détective reconnu aux yeux de la loi. Aujourd’hui sans fric, sans boisson, sans meuf. À peine de quoi manger quelques jours… À moins de retourner chez ma mère, je vais devoir employer la vieille méthode. J’aime pas le faire, mais on s’y fait. Je prends quelques frusques et je squatte une pétasse en lui faisant du chantage. Celle qui me craint plus que son mac. Celle que je peux envoyer pour trois ans de taule en un coup de fil. Celle qui ne dit jamais non. Même son mac s’y est fait. Il préfère encore la garder en liberté, alors il me fout la paix si c’est pour quelques jours seulement.

Me voilà devant sa chaumière. Je sonne. Rien! Je frappe, puis fort et très fort. Elle accourt en beuglant, craignant un de ses obsédés que le commerce de la chair a rendu possessif. Faut de tout dans le monde ! Je lui gueule mon nom pour la ramener sur terre. Elle ouvre, je pousse la porte et entre. Je vois cette bouche que j’embrasse quand je la baise. Combien de bites a-t-elle sucé cette bouche dans laquelle je fous parfois ma langue ? J’oublie cette image et l’embrasse de nouveau, mais sur la joue. Elle ne me déteste pas cette pouf. Tant mieux car je risque de m’attarder cette fois. C’est pas la saison des divorces.

Les divorces, c’est ma spécialité. Les flagrants délits plus exactement. Certains se contentent d’un bras-dessus bras-dessous au coin d’une rue. D’autre veulent la totale. La totale c’est de l’espionnage. C’est du cul. Certains, ça les excite tellement que ça redémarre la libido de leur couple et le divorce s’évapore. Ça me fait moins de blé. Foutue liberté sexuelle ! Certains sont même devenus échangistes après avoir connu mes services. Le printemps c’est la saison creuse. C’est même les vacances pour moi. Tous les putains de couples de la ville se remettent à copuler comme des lapins chauds.

À moins de tyranniser un petit dealer de récré avec mon .45, j’aurais rien à grailler avant l’hiver. Ah oui, bien sûr ! mon nom c’est Zaccaria, détective divorcé, maître-chanteur, homicide. Surnommé Zac l’éventreur par les flics ripoux. Allez savoir pourquoi. Peut-être parce que j’ai fait avorter plus de salopes qu’un régiment au Vietnam. Mes goûts personnels ? Les cartes, le poker. J’ai dû y perdre de quoi construire un pied-à-terre, faire des mômes et sauver une prostituée de la dépravation. Mais j’ai toujours perdu. Et ma vie ne vaut rien alors… je bois pour l’oublier et ça marche, j’ai même oublié le nom de mon ex-femme. Mon mariage ? Il a duré deux mois. Deux mois pour qu’elle s’aperçoive que je suis un raté fini. Elle s’est barrée avec un gars bien. Je lui en veux pas. J’ai bu, effacé. Toutes des salopes.

Avec l’arrivée en masse du blé, le vrai blé, celui des trafiquants de coke ; Casa est devenue une de ces capitales mondiales. Avec du vrai pognon, celui qui se compte en multiples de neufs zéros et qui fait d’un trou perdu une ville respectable le temps d’écouter les nouvelles express de midi. Avec son casino, ses bâtiments blancs qui poussent comme des champignons blancs sur la merde noire. Le putain de cash qui vous montre à la une du quotidien officiel, le maire serrant chaleureusement la pince au premier baron de la pègre. Et les putes de luxes qui refusent d’épouser les bourgeois, leur préférant les puissants nouveaux barons de la blanche. C’est le capitalisme extrémiste. La liberté sauvage du plus fort, du plus brutal. Celui qui enfreint valeurs et règles en vigueurs et les repousse toujours plus loin, toujours plus bas ; vers plus de cruauté et de sang. Au début des années 1990 par exemple, il était communément admis d’épargner les membres des familles en cas de guerre territoriale. Cinq ans plus tard, un arriviste rifain, répondant au sobriquet de Manuelo, fait assassiner non seulement toute la lignée du magnat du hach, mais tout son personnel aussi. Les rares bonhommes à avoir pu échapper à l’ethnocide sont allés se rendre d’eux même à Manuelo, lui baiser les pieds en lui implorant de bosser pour lui. Ce sont généralement les plus fidèles, du moins les plus prévisibles. Il n’en a tué que la moitié après quelques tests au détecteur de mensonge. Les autres sont ses bras armés.

Casa, m’a épargné d’être flic. Sans quoi Manuelo m’aurait sûrement refroidi comme tant d’autres flics droits. Manuelo règne sans partage sur Casablanca, la maison blanche, capitale régionale de la poudre. Sa région ? Le Maghreb, le Sahara occidental, et bien sûr l’Europe du sud-ouest. Portugal, Espagne, Midi de la France, quelques régions de la Botte occidentale. C’est d’Europe que vient l’oseille. Mais il fournit aussi une bonne partie de l’Afrique subsaharienne et ses métropoles polluées et puantes.

Voilà à quoi j’ai pensé en tirant Jamila. Jamie pour les habitués. C’est comme ça que l’a appelé un jour un client américain. Elle le croyait amoureux, elle voulait partir avec lui aux USA. Il l’a niqué gratuitement pendant deux mois. Il s’est barré sans l’appeler. Elle croit toujours qu’il va revenir la chercher comme promis. Marre de radoter les mêmes conneries après chaque coït arrosé de rouge ! Je remets mon froc et écoute les nouvelles locales. Les nouvelles locales c’est comme pour moi le cours de la bourse, le seul indicateur de l’activité économique. On est vendredi :

« … Bonjour chers auditeurs en cette chaude journée du 27 avril 2007, il est midi une au Temps Universel, et voici donc les principaux titres de l’actualité locale de la région casablancaise, par Hamid Hrichi : Deux personnes sont mortes hier dans un accident de voiture à Anfa, les autorités pointent du doigt « des substances illicites » / Un homme âgé d’une vingtaine d’années portant une arme blanche aurait menacé de mort le propriétaire d’une petite épicerie de quartier. Ce dernier aurait refusé de lui livrer le contenu de la caisse / L’affaire des « enfants kidnappés » dans le quartier Derb El Haja toujours irrésolue ; le préfet de police, M. Belkacem, a indiqué ce matin être en « possession de nouveaux indices prometteurs ». Rappelons que ce drame a commencé, il y a près d’un an, avec l’enlèvement d’une enfant en mai 2006 suivie d’une série de kidnappings au total de huit. Le mobile du crime reste inconnu. Les autorités soupçonnent cependant les trafiquants d’organes humains d’être les acteurs de cette tragédie / Le port International de Casablanca entre dans une nouvelle phase de développement : « Il sera relié par ligne ferroviaire expresse aux villes du Nord qui devrait être opérationnel avant la fin de l’été » nous a confié M. Boudine, directeur financier du projet Casa Inter / Le cours de la bourse atteint de nouveaux sommets, la croissance économique bat son plein, les spécialistes économiques redoutent néanmoins une inflation due à la spéculation et au blanchiment d’argent. Une analyse détaillée de notre économiste le Professeur Brahim Khalil suivra le grand journal à midi trente / Fait divers inédit : un riche commerçant de la ville aurait « assassiné ou peut-être séquestré son épouse » après qu’elle eût renoncé à sa propre demande de divorce / Voilà chers auditeurs pour les grands titres, restez des nôtres : d’autres nouvelles suivront dans le journal détaillé après une courte page de publicité… »

Jamie, mieux née, serait jolie. Une affreuse cicatrice lui parcours une partie du ventre. Un intégriste scandalisé avait voulu l’éventrer. Mais son mac était intervenu à temps en plantant son canif dans le dos du barbu. Le barbu circule dans les rues sur une chaise roulante depuis. Ses potes de quartiers l’appellent maintenant Cheikh Yacine. Jamie s’enlaidit comme toute prostituée qui se respecte en se badigeonnant la face d’une couche granuleuse de fond de teint mêlée de rose au niveau des joues. Les cils sont bleus, les yeux décolorés de lentilles vertes ou bleues. Les cheveux méchés de lignes blondes. Elle n’est pas sexy, elle excite. Ses couleurs flashy lui confèrent une fonction de stimulus visuel qui de loin arrête les automobilistes en mal d’amour. Elle marche bien. Mon arrivée lui donne des envies de meurtre… On est vendredi.

À ses heures libres, Jamie est accessoirement la coqueluche de l’avenue principale de Derb El Haja, la starlette des clubs en vogues. Elle a des crédits ouverts chez tous les épiciers et ne paye rien aux portiers des boîtes huppées comme droit de péage. Son mac, Khalid, est du bon côté. Il bosse pour Manuelo. Elle est un peu la star des putes de tout le quartier. De quoi faire pâlir de désir d’avenir Khalid recherchant, tant bien que mal, une bonne nana pour se caser un jour. Il m’avait confié vouloir l’épouser après m’avoir asséné quelques coups de pied dans la gueule. C’était lors de ma première tentative de squattage de sa dulcinée. En plus d’être intéressé, il est jaloux. Il est mac, et parfois proxénète de luxe, après avoir été videur pendant dix ans et boxeur thaï dans son adolescence. Il ne sait lire que les chiffres des billets de banque.

Ce vin m’a assommé et Jamie doit partir, c’est vendredi soir. Elle doit rendre visite à sa tante mourante, affirme-t-elle. Je comprends. Elle a besoin de sous. Je la laisse filer malgré moi. Il est neuf heure je tombe de sommeil, je suis déjà saoul. Elle va d’un pas précipité vers la porte d’entrée, peinte en blanc, tâchée de résidus de poussière et de fumée. Elle la ferme tout doucement.

2 commentaires:

Space Cowboy a dit…

ambiance Black Label, chambre sombre, dans laquelle entre timidement la lumière, à travers les fentes de stores vénitiens...une vague odeur de sexe dans la pièce, et des idées noires pleins la tête...Bravo Billy!

Brilliant Brain a dit…

Merci Cowboy,
D'abord je te decerne humblement la médaille du PREUMS de ce blog ! Je te remets par la même occasion une carte VIP valable en tout temps et toutes circonstances.
thx dude